La période des fêtes approchant, le cœur de nombre de nos concitoyens étant réputé être à la fête et au partage, quel meilleur moment pour titiller leurs cordes sensibles, tirer son épingle du jeu dans le concert des appels au don, et arracher aux quidams quelques larmes émues et écus trébuchants ? Pour la bonne cause bien évidemment ! Quitte à dépenser son argent à tire-larigot, autant le faire pour le bien-être de l’Humanité n’est-ce-pas ? Enfin pour le bien-être de cette partie de l’Humanité qui, à en croire la récente campagne d’Helvetas, a, de tous temps et encore aujourd’hui, toutes les difficultés du monde à sortir des méandres de la misère, de la faim et de la maladie. Cette partie de l’Humanité connue sous le nom de… ben appelons-la « monde Noir » (« Noirie » pour les intimes).
Car, non contente d’en faire l’incarnation même de l’infortune et de l’impuissance, l’ONG Helvetas n’a à aucun moment entrevu la nécessité de nommer ou situer cette population mélanique qu’elle a décidé de placarder à coups de slogans éculés sur les murs de Suisse. Population qui, au passage, si on en croit son site Internet, n’est pas la seule à laquelle Helvetas vient en aide, mais qui, fundraising et visibilité oblige, se retrouve d’un coup, par magie noire, toute seule sous les feux des projecteurs de la compassion. Que d’honneurs.
Mais bon, après tout, on ne va pas chipoter, de toute façon, tout le monde sait de « qui » (de quoi) l’on parle : une vieille femme Noire qui porte un foulard et qui défèque dans les buissons, pas besoin d’avoir fait Saint-Cyr pour comprendre où elle se trouve. Elle vient de « là-bas », bien entendu.
Ce « là-bas » où toute grand-mère digne de ce nom a « toujours connu la faim », tandis que sa fille aura « parfois connu la faim », et dont la petite fille n’a comme seul espoir de ne « jamais » connaître la faim que de s’en remettre à l’action de tout-puissants et miséricordieux sauveurs. On admirera au passage l’art de la nuance et de l’équilibre parfaitement maîtrisé par les communicants d’Helvetas : « toujours », « jamais », subtilité quand tu nous tiens.
Ce « là-bas » où tous les grands-pères sont « accablés par la misère », est aussi un des rarissimes endroits au monde où les pères sont « accablés par les soucis ». Oui des « soucis » ma petite dame, vous avez bien lu, des « soucis » ! Que la vie est cruelle avec « ces gens-là ».
Ce « là-bas » sans chasse d’eau ni robinet, et où les femmes doivent, horreur, « porter leurs pommes de terre ». Toutes seules ! Sans caddie !
(Soit dit en passant, si quelqu’un pouvait expliciter en quoi « porter ses propres créations » règlerait le problème du portage de patates, il est à parier que cela serait également utile pour nombre de femmes miséreuses ici).
Alors quelles solutions envisager devant tant de dénuement et d’indigence ? Helvetas pardi ! Helvetas apporte eau, nourriture, sanitaires, éducation, bref, bonheur aux populations Noires. Enfin, vu que les filles ne pensent qu’à se nourrir et s’habiller, réservons l’éducation pour les petits mecs. Enfin, l’éducation au sens noble naturellement ; pas de couture pour les petits mecs, car la couture ce n’est pas de l’éducation, voyons. Enfin…bref…tant de clichés entremêlés dans une même campagne qu’on finit par y perdre son latin.
Il faut d’ailleurs s’y prendre à deux fois avant de réaliser que non, il ne s’agit, ni d’un gag, ni d’une parodie : nous sommes bien face à une campagne authentique qui, tout en prônant le « changement », vient puiser dans les plus vieux fantasmes colonio-paternalistes en figeant, une énième fois, les populations Noires dans une posture de mendicité passive face à leur misère endémique. Et ce, pour des objectifs purement pécuniaires, comme en témoigne le slogan « Pour changer vraiment, participez » (sic !) qui siège en bonne place sur la page d’accueil du site de l’organisation (impossible à louper au demeurant, c’est la seule rubrique qui reprend le slogan de l’affiche).
« Sensibilisation » oseraient avancer certains. Certes, mais à quoi ? Quelle « information » même minime, est-on censé retirer d’affiches où ne figure même pas l’ombre d’un quelconque élément de contexte (lieu, chiffres, date, etc.) ? Il n’échappera en effet à personne que le seul nom propre ayant l’honneur de trôner sur le visuel est, bien entendu, celui d’Helvetas (cela vous avait échappé ? Ben bravo). Bamboula, Banania et compagnie ne servent que d’illustrations muettes venant confirmer l’efficience de l’omnipotente organisation.
Organisation qui en plus de s’attribuer les super pouvoirs de sauveur du monde Noir, semble dotée de compétences extralucides lui permettant de prédire l’avenir. Autrement, comment peut-elle savoir avec certitude que Noiraude n°3 ne connaîtra « jamais » la faim ? Et si jamais Noiraude n°3 voyage en pays civilisé et y contracte un prêt étudiant exorbitant qu’elle n’arrive pas à rembourser et que, son permis de séjour lui interdisant de travailler plus de 20 heures par semaine, elle ne peut trouver un emploi décent à côté de ses études et est ainsi contrainte de sauter quelques repas pour joindre les deux bouts ? Ah mais, où avons-nous la tête, Noiraude n°3 n’est pas censée étudier. Problème réglé.
Alors, peu importe que les plus anciennes universités au monde se trouvent sur le continent africain (Fès, Le Caire, Tombouctou, etc.), certaines ayant été fondées près de deux siècles avant que des établissements similaires ne voient le jour dans une Europe où moins d’un habitant sur cent maîtrisait écriture, lecture et calcul.
Peu importe que, alors que les langues sont considérées par l’UNESCO comme « facteurs de développement et de croissance », un nombre incalculable d’Africains et Caribéens maîtrisent dès le plus jeune âge deux, trois, voire davantage de langues maternelles, quand malgré tous les efforts de l’éducation publique civilisée, nombre de Français, Britanniques, Américains peinent déjà à maîtriser leur seule et unique langue, l’illettrisme ayant fait des bonds spectaculaires ces dernières années.
Peu importe que le Rwanda soit à l’heure actuelle considéré comme le champion de la participation politique féminine, avec plus de 60% des sièges parlementaires occupés par des femmes, propulsant le pays à la première place mondiale en la matière, quand les bienpensantes Nations Unies viennent une fois de plus de rater l’occasion de montrer l’exemple en se dotant pour les cinq, voire dix prochaines années, d’un fidèle représentant de la gent masculine Blanche occidentale.
Peu importe qu’en à peine une décennie, le Nigéria se soit hissé dans le top 3 des producteurs mondiaux de l’industrie cinématographique, loin devant nombre de pays industriels, générant un chiffre d’affaires de plus de 45 millions de dollars et employant près d’un million de « pauvres indigènes ».
Peu importe que dans des pays comme le Sénégal, les transferts d’argent de la seule diaspora vers le pays d’origine dépassent de loin les montants combinés de l’aide au développement et des investissements directs étrangers, faisant de ces Noirs anonymes, invisibles et impuissants, les principaux bailleurs de fonds du pays.
Peu importe que le Nigéria (encore lui) se soit débarrassé par ses propres moyens de la terrifiante épidémie Ebola (au passage introduite dans le pays par un citoyen américain que les autorités avaient refusé de prendre en charge), à l’heure où l’ONU, qui a pourtant pignons sur rue en Haïti, peine à, idéalement, éradiquer l’épidémie de choléra qu’elle a elle-même importée dans le pays, au mieux, indemniser les familles de victimes de l’épidémie maintenant que sa responsabilité dans cette catastrophe sanitaire a été clairement établie.
Peu importe.
Continuons à présenter le monde Noir comme une globalité éternellement plongée dans les ténèbres, l’ignorance et le malheur. Continuons à propager idées reçues et pourtant combattues, et alimenter les fantasmes d’une population déjà nourrie au lait de la suffisance postcoloniale et abreuvée d’impératifs paternalistes. Continuons à ignorer le sens de l’Histoire et les évolutions de la Société qui crie pourtant son exaspération grandissante face à de tels procédés et messages, en sautant à reculons, à pieds joints et les yeux bandés, à chaque nouvelle campagne publicitaire ayant trait à l’« Autre ».
Continuons, puisque cela rapporte.
Humanitarian business…is still business.
Et ne croyez pas qu’on en soit à demander le retrait de l’affiche où autre requête qui, naturellement non satisfaite, serait immédiatement suivie d’une levée de boucliers contre la « paranoia » de « ces gens-là », propulsant illico, comme par enchantement, cette campagne au rang de « campagne de l’année », fleuron de la communication helvétique. Non, la leçon est apprise, et de toute façon, l’heure n’est plus à la « demande », ni aux « explications », encore moins aux « bonnes intentions ».
Alors, liberté d’expression oblige (vieil héritage des palabres africains) et faisant confiance en notre propre jugement (excusez-nous du peu), nous nous permettons simplement de répliquer : « Vade retro Helvetas ».